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L’art des Baoulés

Les artistes baoulé de Côte d'Ivoire ont créé des objets d'une esthétique quasiment inégalée dans l'art africain traditionnel, que ce soit par leur raffinement, leur diversité, leur profusion et la somme de travail qu'ils représentent. Les masques et les statuettes des Baoulés, ont suscité l'engouement des Occidentaux dès leur découverte et ils sont considérés comme l'une des réussites les plus achevées de l'art africain, c'est pourquoi ces sculptures occupent toujours une place prépondérante dans toute exposition ou étude consacrée à l'Afrique.

Pourtant, aussi importante que soit leur renommée en Occident, il n’a jamais été facile pour quiconque de voir les représentations de cet art sur les lieux mêmes de sa création, dans les villages baoulé.

L’art baoulé est loin de se limiter aux masques relativement naturalistes et aux figures humaines taillées dans le bois, il comprend également une grande variété d’ouvrages en ivoire, en bronze et en or : de grands masques-heaumes représentant des animaux agressifs ou des figures simiesques, et divers objets offrant des myriades de motifs sculptés: des portes, des chaises et des tabourets, des tam-tams, des cuillères, des bâtons, des peignes, des éventails, des frondes, des bols et des assiettes, des poids, etc. Il faut également mentionner des poteries, des bijoux et des tissus, ornés de petites figures humaines ou animales.

De manière paradoxale, dans l’ethnie baoulé, seul un nombre limité d’individus ont eu le privilège, toujours potentiellement dangereux, de pouvoir regarder une œuvre d’art, dans le passé comme dans le présent. Un simple coup d’ œil posé par inadvertance sur un objet défendu peut coûter cher, et même être fatal à celui qui n’en a pas reçu la permission. Certains masques sont portés lors de cérémonies ou sont occasionnellement montrés au public; d’autres objets, gardés dans des pièces fermées, peuvent être aperçus par hasard, et ils resteront alors à jamais gravés dans la mémoire. Mais la plupart des sculptures restent cachées, et ne sont visibles que pour leurs propriétaires et quelques autres, investis d’une relation personnelle privilégiée avec une œuvre d’art. Malgré la profusion de ces objets d’art si finement ciselés, l’occasion de les admirer se présente donc rarement à l’adulte baoulé, et cette expérience restera un événement mémorable pour lui.

La langue des Baoulés distingue différentes formes de voir lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art. Nian signifie « regarder » ou « observer »; le terme est utilisé pour les danses masquées, diverses festivités, et pour la télévision, entre autres choses. Nian Kpa, qui veut dire « regarder fixement », s’emploie uniquement pour les objets décoratifs ou utilitaires sans importance mais n’est jamais utilisé pour les sculptures investies de pouvoirs. Klekle désigne un coup d’ œil furtif; on utilise le terme lorsque, par exemple, l’esprit-époux, logé dans un coin de la chambre à coucher, a été entrevu au moment de l’ouverture de la porte, ou bien lorsque l’on aperçoit l’objet en or exposé lors de funérailles dans la chambre décorée où l’on reçoit les endeuillés. Pour d’autres danses ou célébrations rituelles, aucun verbe signifiant « voir » ou « regarder » ne peut être employé: la personne dira, par exemple: « j’étais présent à une danse divinatoire », ou « à un rituel funéraire masqué (ou non masqué) ». Personne ne penserait à faire un commentaire, ni à poser des questions sur les statuettes à usage divinatoire, pas plus que sur la réussite esthétique des danses où elles sont apparues. En revanche il est tout à fait admis de commenter d’autres « spectacles « .

Si les œuvres d’art baoulé sont pour la plupart invisibles, c’est parce qu’elles sont privées, qu’elles sont la propriété de certaines personnes, qui leur réservent un endroit particulier dans l’intimité de leur foyer, là où ne pénètrent que le propriétaire et les très jeunes enfants; (Mbra, et les masques Bonun amuen réservés aux hommes constituent une exception, car ils doivent rester secrets et ne peuvent être vus par les femmes)..

Les Baoulés entretiennent une relation intime avec leurs sculptures, qui représentent (comme la plupart des objets culturels) quelque chose de très important et de très personnel pour « apporter chance et richesse ». Personne ne penserait à révéler leur existence à quiconque, de peur de les exposer à la destruction.

Les croyances et les rituels baoulé attribuent du pouvoir à l’objet vu plutôt qu’au spectateur. Il est implicitement reconnu que ce qui est regardé pourrait pénétrer dans le corps par les yeux et faire du tort au spectateur, et que, au contraire, rien de bénéfique ne peut entrer dans le corps par les yeux, les Baoulés considérant que le regard n’a pas d’effet sur son objet.

La plus grande réussite artistique du peuple baoulé, et de tout l’art africain, a pris forme dans les sculptures exécutées pour l' »épouse-esprit » (Blolo bla) et le « mari-esprit » (Blolo bian). Ces statues illustrent un idéal masculin et féminin, incarné dans la perfection physique, mais aussi dans l’épanouissement social, moral et intellectuel de l’être humain. L’esprit-époux est une sorte d’alter ego du sexe opposé, et les sculptures le représentant sont un exemple fascinant de la manière dont les Africains utilisent l’art à des fins d’aide psychologique individuelle. Les Baoulés pensent, à l’instar de nombreuses autres ethnies, que les êtres humains ont tous eu, dans une vie antérieure, une épouse-esprit Blolo bian ou un mari-esprit Blolo bla, et que ceux-ci peuvent influencer leur vie. Les artistes baoulé, avec leurs voisins les Yaourés, semblent cependant être les seuls en Afrique à sculpter des représentations figuratives de leur esprits-époux. Le concept d’esprit-époux exprime une idée subversive que l’on retrouve sous d’autres aspects dans la société baoulé, à savoir qu’il existe un élément masculin chez les femmes et un élément féminin chez les hommes. L’esprit-époux est personnel, il peut apporter chance et richesse, et personne ne prendrait le risque d’en parler à quiconque. Mais on raconte volontiers des rêves de caractère sexuel avec les esprits-époux, ou bien des rêves où ils ont apporté des cadeaux, de nourriture et d’argent. Certains Baoulés racontent que leurs conjoints réels rêvent quelquefois qu’ils luttent avec leurs esprits-époux rivaux, et insistent sur le fait que la dernière personne qu’il faut informer sur son esprit-époux est bien son mari ou son épouse dans la vie. On garde généralement la statuette dans un coin de la pièce où l’on dort, là où presque personne ne la verra, et le mari où l’épouse ne posera jamais de questions à son sujet. Les relations complexes que les Baoulés entretiennent avec leurs œuvres d’art sont portées à un paroxysme avec ces statuettes car celles-ci, ainsi que les esprits qui les habitent, s’intègrent à un schéma parental comprenant les ascendants et les descendants de ceux qui les possèdent. C’est ainsi qu’une femme raconte que ses filles parlent de son mari-esprit comme de leur « père « .

La seconde forme de statuette sculptée par les artistes baoulé est également à usage privé et représente un Asie usu, esprit de la nature qui « suit » l’individu comme son ombre, pour lui apporter également chance et sérénité. Ces figures, qu’elle soient humanoïdes ou simiesques, sont quasiment identiques aux autres statuettes baoulé, et, lorsque l’objet a été retiré de son contexte culturel, spécialement s’il a été nettoyé, il est extrêmement difficile à identifier. En outre, bien que les esprits qui habitent ces statuettes soient décrits comme des créatures hideuses, grotesques et sauvages, les sculptures illustrent le plus souvent l’idéal de beauté humaine des Baoulés.

Le but est d’amener ces esprits sauvages au village pour les « civiliser », afin qu’ils participent au bien de la communauté. Ils sont si puissants toutefois que les figures simiesques sculptées pour Mbra, par exemple, ne peuvent en aucun cas être vues par les femmes, même lorsque c’est une femme que les esprits ont choisi de « suivre »et de posséder.

Les masques Mblo représentent des individus particuliers et sont portés lors des festivités et des funérailles de femmes. Ils appartiennent à une tradition très ancienne et on les retrouve dans tous les villages, sous divers noms et parfois sous des formes légèrement différentes. On les utilise généralement pendant deux générations, puis un nouveau masque de danse Mblo est créé, et l’ancien tombe en désuétude. Les masques de style Goli représentent quatre personnages indique implicitement quelle est la hiérarchie en vigueur dans la société baoulé: les pouvoirs des femmes sont prééminents. Mais, pour ajouter à la complexité, chaque masque-personnage se manifeste sous deux aspects, l’un féminin et l’autre masculin (dans une représentation complète, apparaissent donc huit masques). Ainsi, même la séniorité, traditionnellement masculine, apparaît en homme et en femme, sous la forme de deux masques presque identiques qui arrivent ensemble et entrent alternativement dans une danse effrénée.

Ces masques Goli ont été adoptés par les Baoulés vers 1910 et ils sont aujourd’hui les plus populaires dans les danses rituelles. De formes plaisantes, ils sont continuellement recréés par de nombreux artistes mais ils sont demeurés pratiquement inchangés. En huit décennies, le style Goli a résisté à toutes les innovations et n’a produit que très peu d’ œuvres remarquables.

Les masques-heaumes en forme de gros animaux sont appelés Banun Amuin (amuin de la forêt) ou Amuin Yaswa (amuin mâle). Appartenant à l’une des plus anciennes traditions des Baoulés, ces masques de danse incarnent également un de leurs dieux les plus terrifiants. Le terme Amuin désigne un art religieux qui englobe tous les pouvoirs et les objets soumis au sacrifice sanglant (en général des poulets). et qui peut entraîner la mort de quiconque offenserait ou violerait ses lois. La forme de ces masques, leurs noms et l’ordre des danses où ils sont portés varient d’un village à l’autre, mais ils ne doivent en aucun cas être vus par les femmes, sous peine de mort. Leurs danses, souvent très violentes, sont exécutées lors des funérailles des hommes, ou pour assurer la protection du village, et elles durent en général toute la nuit. Pour ma part, je n’ai jamais vu de masques Bonun Amuin dans un village baoulé, ni approché l’un de leurs sanctuaires dans la forêt.

Les masques Bonun Amuin, ou Amuin Yaswa, « Dieux des hommes », ainsi que les observances religieuses qui leur sont associées, sont identifiées à la virilité, à la forêt, à la rudesse de la nature. Ces masques personnifient la nature dangereuse et implacable des étendues sauvages. Cependant, à l’instar d’autres formes artistiques baoulé, ils suggèrent qu’il peut y avoir une interprétation de forces opposées, car ces masques liés à la brousse n’ officient que très rarement dans la forêt, ils entrent régulièrement dans le village pour les célébrations.

Le message incarné dans l’art des Baoulés vient contrebalancer deux grands stéréotypes appliqués à la culture africaine. Le premier, communément admis, est que l’art serait la partie visible de la vie quotidienne. Or, chez les Baoulés, l’art visuel est une présence en majeure partie invisible, et ceci devrait attirer l’attention sur une situation similaire dans la plupart des sociétés traditionnelles africaines. La seconde erreur est de réduire l’art africain « tribal » aux stéréotypes d’une expérience monolithique et anonyme. Les sculptures des Baoulés – y compris les masques utilisés pour des danses communautaires sont toujours personnalisées, elles appartiennent à des individus particuliers, ou à leurs héritiers, qui en prennent grand soin. La plupart sont exécutées à la demande d’une personne, selon les instructions qu’elle a reçues en rêve. Si ces œuvres d’art servent aussi quelquefois à l’économique ou au politique elles satisfont surtout des besoins personnels, liés à la sérénité de l’esprit ou à la santé physique. Elles en arrivent à s’intégrer à part entière au schéma parental, aux côtés des personnes physiques, et c’est un aspect que les guérisseurs baoulé utilisent pour leur pratique de soutien psychologique, en aidant à résoudre les problèmes par le médium d’une relation personnelle privilégiée avec une figure sculptée.

Suzanne VOGEL

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